➳ Colin Crapahute

Éthique, étiquettes

Par les copains que j'aime, j'ai appris à être anarchiste. Si j'ai bien compris ça veut dire qu'on refuse toute hiérarchie systémique, sans pour autant refuser une organisation de fait. Genre, pas d'état, pas de tribunal, pas de police.

Quand j'ai vagabondé à vélo (souvenez-vous) j'ai rencontré plein de gens, évidemment, et ça a mis ma petite philosophie d'anarchiste à l'épreuve. Petite hein, la philosophie, nan parce que j'ai pas fait d'études en rapport, je la sort pas souvent, et je l'entretiens peu. Du coup, comme les plantes, ça dépérit... je m'en suis rendu compte quand j'ai eu rencontré des gens qui se disaient "anarchisss'!!" mais qui étaient juste paumés. Paumés, avec pour seule compagnie leur petite plante idéologique toute sèche. "C'est de la merde le capitalisme" oui ça on est d'accord "c'est de la merde" oui "nan mais c'est vraiment de la merde le capitalisme" inhin? "putain de capitalisme" bon ok c'est relou maintenant. En les voyant s'embourber dans cette boucle je me suis regardé et j'ai eu peur, parce que je me voyais glisser moi aussi là-dedans, et c'était vraiment moche. Je voulais pas devenir un anti-système un peu bête, qui blâme le système sans le comprendre, quel que soit le système d'ailleurs. Je savais pas vraiment comment garder ma plante verte, alors je suis simplement resté "vigilant". J'ai tenté de repérer des comportements "à risque" chez moi comme chez les autres. J'espérais que ça marche.

Arrive aujourd'hui, et arrive Michel, le voisin qui s'installe. Depuis qu'il est là il boulverse tout autour de lui, en bien en mal, peu importe: il est là. Tout le monde le connait et a un avis sur lui. C'est un atypique. Je veux dire: c'est un profil atypique, psychologiquement parlant. C'est pour ça que je l'aime bien. Bref. J'ai parlé avec Michel qui s'est fait chourer sa trotinette. Il est pas en colère, simplement embarassé (je le comprends: j'ai souvent ce genre de réaction) mais là où il m'impressionne, c'est comme il se laisse pas faire. Il a toujours un plan Michel, un plan logique. Et celui-là me fait délirer.

Donc Michel s'est fait chourer sa trotinette. Il a un peu coursé le gars, le voisin a aussi coursé le gars et pense l'avoir reconnu même. Le gars s'échappe. Michel et le voisin causent ensemble, ça attire d'autres voisins, des gamins à roulette aussi qui disent qu'il faut faire des flyers et partager sur les réseaux pour retrouver la trott, donc Michel fait des flyers. Mais sur le flyer il met: récompense de 50€ à la personne qui me dirigera avec succès vers le voleur. Si tout se passe bien, voilà comment ça va se passer: un gars qui connait le voleur, un proche, un ami peut-être va le dénoncer. Michel paie l'indic, va voir le voleur et lui propose qu'il lui redonne sa trotinette +50€ pour payer la récompense - et si le voleur refuse, alors c'est tribunal. Forcément, le voleur accepte, Michel récupère sa trotinette et ses 50€, et tout rentre dans l'ordre. Mais ce n'est pas tout. Parce que là on ne parle que des biens matériels. Offrir une récompense c'est plus qu'un geste intéressant pour récupérer une trotinette qui n'en vaut pas 300, et Michel il sait ce qu'il fait: il lui fout la pression, au voleur. Pression sociale - et pression policière aussi oui, parce qu'il a déposé plainte... mais moi ce qui m'intéresse c'est la pression sociale. Le voleur il va voir les flyers lui aussi, il saura qu'on cherche la trotinette, et si il l'a montrée à ses potes, si il s'est montré avec, il saura qu'on la recherche, et qu'on le recherche lui-aussi. Il hésitera à la vendre, ou à l'utiliser. Et quand il aura décidé de rendre la trotinette (parce que c'est ce qu'il fera) il sera soulagé, et Michel espère qu'il comprendra que ce vol n'en valait pas le coup. Mais surtout: qu'aucun vol n'en vaut le coup. Genre, le mec il perd sa trotinette, OK. Mais non seulement il va la récupérer, mais EN PLUS il se paie le luxe de faire de la pédagogie sociale. Si ça se trouve il va empêcher un pauvre gars de construire sa vie autour du vol et de l'illégalité. Tranquillement.

Ingénieux, ingénieux...

Mais quelque chose dans l'élaboration de ce master-plan me mettait franchement mal à l'aise, plusieurs choses en fait. La menace du tribunal par exemple, et donc de la répression. Utiliser une force et un pouvoir tiers pour régler un problème interpersonnel, je sais pas pourquoi mais ça me dérange. Mais dans ce cas en réalité, c'est une menace qui pèsera sur le voleur un jour ou l'autre si il continue comme ça ! alors mieux vaut l'utiliser tout de suite pour que ça serve maintenant, qu'il en ressente le poids sans souffrir l'épreuve de l'appareil juridique. J'aime pas non plus cette récompense chiffrée et publiquement placardée. Ca touche à mon côté idéaliste, je veux pas croire que des gens acceptent de trahir leurs proches en échange de 50 balles. Lui il dit que c'est pas une trahison ni une délation, Michel il parie sur une déclaration désintéressée, genre le mec ferait ça parce qu'il veut pas que son pote voleur soit voleur toute sa vie. J'y crois pas trop. Mais c'est parce qu'au fond il s'en fout que l'intention du délateur soit bonne ou mauvaise: Michel tout ce qu'il veut c'est trouver le voleur pour lui proposer un marché, et payer l'indic. Et puis il y a l'éxécution du plan en elle-même. Faire un plan pour coincer un pauvre type qui sait rien faire d'autre que chourrer des conneries, je trouve ça sale. C'est dominer quelqu'un pour lui inculquer une leçon de vie. Est-ce que c'est juste d'utiliser son pouvoir comme ça ? Certains prétendent qu'il faut une forme de soumission, aussi petite soit-elle, pour que l'apprentissage soit efficace. Je suis pas ok avec ça... mais si ça marche ?

Ces questions que je me pose, ces petits trucs qui me font me tortiller sur ma chaise et froncer des sourcils, ce sont des questions d'éthique en fait, des questions de morale. Je suis du genre à me poser pas mal de questions morales, trop sûrement. Mais du coup ces petits écarts moraux sont-ils si importants au regard de l'efficacité du plan proposé ? Même si le plan ne marche pas, la solution déjà est humaine parce qu'elle se base sur nos relations sociales, et pas sur une hiérarchie à qui on délègue tous nos petits problèmes. Dans ce petit conflit, il n'y pas que le voleur et le volé d'impliqués, c'est toute la communauté qui est attaquée sur le plan moral parce que c'était un vol "injuste", et c'est par la communauté qu'on essaie de régler la situation. Moi je me serais sous doute tu. J'aurais cherché à régler ça discrètement, sans vagues, sans impliquer qui que ce soit, sans m'impliquer moi même si c'est possible. J'aurais peut-être déposé plainte. Et puis j'aurais oublié.

Anarchiste? En voilà un d'anarchiste. Michel il fait confiance aux humains, à leur bon-sens et à leur bon fond, sans concession. Sans être marginal, sans se porter victime, sans désigner de victime. Un anarchiste bedonnant, qui fume le cigare et boit du whisky. Chapeau.